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20 août 2010

Lisbonne, la belle métisse

A quelques pas du Coliseu dos Recreios, salle de spectacle construite en dur pour remplacer un cirque voisin dévoré par les flammes, la Société de géographie occupe une vaste demeure à l'escalier monumental. "Fondée en 1875 par Luciano Cordeiro, elle a joué , écrit le poète Fernando Pessoa dans Lisbonne, un rôle extrêmement patriotique, organisant des conférences, des congrès, des expositions, des commémorations nationales, des expéditions scientifiques, et autres ."

Au Rossio, coeur de la ville basse, la Société de géographie a procédé par accumulation pour refléter le destin portugais. En son musée, elle expose "des manuscrits, raconte Pessoa, des gravures, des peaux d'animaux sauvages, des spécimens de fibres textiles et d'autres articles analogues, des produits de l'Angola, du Mozambique, de Macao, de Timor, etc., notamment du café, du caoutchouc, des bois exotiques et autres, des idoles indigènes, des dents d'animaux, descrânes... des globes terrestres ..." .

Pour l'heure le Musée de la Société de géographie est fermé, pour dépoussiérage, "sans prévision de délai" , précise le portier en uniforme avec une nonchalance apparente ­ c'est plutôt de la lucidité, de celle dont parle Amalia Rodrigues, la voix du fado, comme d'une qualité portugaise.

Lisbonne a gagné, en 1995, un musée d'ethnographie moderne, bien tenu, bien classé, dirigé par un grand amateur de fado. Le bâtiment moderne est perché en haut de Belém, point de départ des aventuriers des mers, et temple du pastel de nata, petit gâteau rond, pâte presque feuilletée, garniture de flanc au lait, jamais aussi craquant qu'à la Casa dos Pasteis de Belém ­ murs en azulejos, les carreaux de faïence, bleus et blancs.

Si, au Rossio, on est privé du capharnaüm muséal, la bibliothèque des géographes demeure ouverte. Avec ses cartes posées sur les tables, son grand escalier précédé d'un tableau peint, en 1898, par Velos Salgado : Vasco de Gama devant le zamor in (gouverneur local) de Calicut, turban, peau ambrée, ors et brocards.

Presque en face, ouverts sur la rue des Portes de Sains Antoine, le Sem Rival et le Francisco Espinheira servent de la giginha , cerises à l'eau de vie, aux touristes et aux Lisboètes. Là, sur les trottoirs de céramiques bicolores, règne une intense activité téléphonique ­ portables, cartes à gratter, tout ce qui sert à appeler le pays.

Pré carré de l'africanité lisboète depuis le XVIe siècle ­ des Noirs y proposaient déjà leurs services, pour passer les murs des maisons à la chaux ­, les alentours de l'église de Santo Domingos et de la place Dom Pedro V ont été rebaptisés "ambassade de Guinée" . C'est le point de rendez-vous communautaire des Guinéens de Bissau et des Angolais, libérés de leurs attaches coloniales après la révolution du 25 avril 1974 et l'arrêt brutal de quarante ans de salazarisme.

Sur la place Dom Pedro V, près de la pâtisserie Suiça, trop rénovée, une échoppe à l'ancienne, comptoir et vitrine de bois foncé, vante toujours ses chapeus coloniais (chapeaux coloniaux) et propose d'authentiques panamas crème.

Les vendeuses de fèves, de poisson ou de moules, et les lavandières s'agglutinent au bord du Tage, sur le Cais do Sodré ­ près de l'embarcadère des bateaux qui traversent le fleuve pour relier les cités-dortoirs de Barreiras où vivent beaucoup d'Afro-Européens.

Impossible d'appréhender Lisbonne en oblitérant son métissage. Que disent les statistiques ? De 1450 à 1500, entre 700 et 900 prisonniers africains sont vendus chaque année au Portugal. Au XVIIe siècle, ils sont plus de 100 000 à vivre en terres portugaises. En 1620, on dénombre 10 470 Noirs, esclaves ou libres, à Lisbonne.

Les esclaves étaient chargés de la corvée de l'eau. Des tableaux d'époque représentent l'effervescence colorée qui règne autour des chafariz , un mot d'origine arabe qui désigne la fontaine : charafiz d'El Rey, chafariz de Dentro, au pied de l'Alfama, face au Musée du fado, autre genre marqué de négritude.

Au début du XIXe siècle, la famille royale s'exile au Brésil devant l'arrivée des troupes napoléoniennes. Elle en revient avec un contingent de serviteurs noirs, et d'habitudes lascives, comme celle du lundum , d'où naquit le fado. Des colonies arrivent Angolais, Mozambicains, Guinéens, Cap-Verdiens.

En 1974, commerçants métis, fonctionnaires, soldats, entrepreneurs blancs, de retour des colonies, sont imbibés de culture africaine ­ comme Mariza, star du nouveau fado, née en 1972 à Lourenço Marques, aujourd'hui Maputo, capitale du Mozambique.

On apprécie tous ces brassages au Chapito, école de cirque, restaurant, lieu de croisements citoyens et alternatifs, qui, depuis les flancs du château Saint-Georges, domine le Tage. Plus haut encore, sur l'un des promontoires spectaculaires de Lisbonne, l'Igreja da Graça, Notre-Dame de la Grâce, et ses saints noirs, dont sainte Iphigénie et saint Elesbao, sont aussi chéris qu'à Salvador de Bahia.

L'église fut cruellement atteinte par le tremblement de terre de 1755, et le Largo do Pelourinho ­ la place du Pilori ­, où se tenait le commerce des esclaves, près de la Praça do Municipio ­ de l'Hôtel de ville ­ fut balayée par le raz de marée et les incendies qui s'ensuivirent.

La statue de pierre du géant Adamastor domine le belvédère de Santa Catarina. Ambiance beatnik des grandes années, vue imprenable. Adamastor a surgi de l'inconscient du poète classique Luis de Camoes, dont Les Lusiades , parues en 1572, narrent l'épopée de Vasco de Gama. Camoes voyagea de par le monde, fut soldat aux Indes, à Goa, puis creva la faim au Mozambique, deux ans durant. Adamastor est celui qui surgit face aux Portugais pour barrer le passage des Indes, et qui va jusqu'à réduire une famille chrétienne à l'esclavage, près du cap de Bonne-Espérance.

La présence mythique de l'Afrique mène insensiblement vers le quartier de Sao Bento, et sa rue créole, le Poço dos Negros, le puits des Nègres, où, au XVIe siècle, le roi Manuel exigea que les "Guinéens" soient enterrés. Les pavés noirs, les loupiotes aux fenêtres des façades blanches, les arrière-cours, les bistrots allongés vers les profondeurs, ont longtemps brillé d'autres feux : de la joie, de l'amour, du grogue , le rhum cap-verdien, et de la catchupa, le cassoulet des îles, avec son piment.

Cesaria Evora y eut ses quartiers, et son producteur des années 1970, le chanteur Bana, y tient un restaurant et un magasin de cassettes. Sao Bento est encore marqué de ces virées nocturnes, et des sons de la coladeira enlevée, mais la communauté a déménagé vers les banlieues lisboètes, telle Cova da Moura, surnommée "la onzième île du Cap-Vert", archipel qui en compte dix.

Bana a changé de quartier et a installé un nouveau restaurant au Rato, près de B. Leza, la boîte de nuit qui porte le nom du plus renommé des compositeurs cap-verdiens. Parquets cirés, salle à arcades, lustres antédiluviens, le B. Leza, temple de la nuit africaine à Lisbonne, est, pendant la journée, le siège de la Casa Pia Atletico Clube, un club sportif.

Catchupa, xabeu, moamba, kalulu de poisson se méritent à Lisbonne, ville bigarrée, où tout est mélange. Les Portugais ont prôné le métissage comme principe de colonisation.

Le grand brassage mondial de la flore ­ comme le définissait Fernand Braudel ­ en témoigne au jardin botanique (l'un des plus importants en Europe pour sa végétation subtropicale), en implantant, par exemple, le manioc brésilien en Afrique, et en imposant la banane à l'Amérique du Sud.

A Lisbonne, les provinces ont gardé leurs "casas", des maisons, qui sont aussi des restaurants, des coopératives artisanales ­ de l'Alentejo, de Madère, du Minho, etc. Celle du Cap-Vert fait danser les mardis et mercredis midi les travailleurs des services du centre-ville, sans distinction d'origine.

Véronique Mortaigne

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